Chapitre 1

 

Restaurant «  The Royal Eagle  » - Lawson

A l'intérieur du restaurant «  The Royal Eagle  », tout semblait respirer le calme et la sérénité. Un serveur se chargeait de prendre la commande de trois clients tandis qu'à la table d'à côté, une mère et sa fille conversaient tout en dégustant leur part de Forêt Noire. A quelques mètres de là, Morgan, les yeux dans le vague, s'était déconnecté de la réalité. Il ne se trouvait plus ni dans le restaurant ni dans sa vision. Il errait, égaré dans les méandres du vide absolu, dans le néant. Tant et si bien qu'il ne remarqua pas la voix d'Eleanor s'éteindre, mourir, comme si elle avait été frappée par la foudre. De toute sa vie, jamais elle n'avait vu un tel regard. Elle ne sut rien faire d'autre que saisir le poignet de son compagnon :

« - Morgan, ça ne va pas ? – Demanda-t-elle la voix chancelante.

- Je…Il… - Le jeune homme retira sa main et la passa sur son visage comme pour se réveiller. – Il faut… que j'aille aux toilettes. Je … ne me sens pas très bien.

- On peut rentrer si tu veux ?

- Non. Ce n'est pas la peine…. Ca va passer. Tu n'as qu'à commander. – Il se leva promptement.

- Mais… tu n'as rien choisi ?! – Eleanor essayait de contenir sa peur, mais elle savait que le timbre de sa voix la trahissait.

- Ne t'occupes pas de moi, je le ferai plus tard. – Répondit mécaniquement Morgan qui se trouvait incapable de percevoir quoi que ce soit.

- Comme tu veux… »

Eleanor regarda son fiancé s'éloigner. Elle ne comprenait rien. Il y avait une minute encore, Morgan allait très bien. Puis, ça. Elle venait d'avoir la peur de sa vie et lui, il ne faisait rien pour la rassurer, bien au contraire. Tu n'es pas malade Morgan… Ce que j'ai vu, c'est… Pourquoi ne me parles-tu pas ? Que t'arrives-t-il ? Je voudrais tellement que tu me parles…

 

La porte battante des toilettes pour hommes s'ouvrit d'un coup sec. Morgan s'approcha d'un des lavabos et appuya sur le bouton pressoir du robinet. Il regarda l'eau couler pendant quelques secondes, puis il prit un peu de liquide entre ses mains qu'il porta à sa figure. Il releva la tête et se regarda dans le miroir. Dîtes moi que je suis en train de rêver !… Ca ne peut pas être vrai !… Non !... Nous allons tous mourir, tous !… Et je ne sais… Je ne peux pas… C'est impossible ! Le reflet d'une femme noire aux yeux peints de blanc portant un turban recouvrant se cheveux se matérialisa dans le miroir aux côtés de Morgan. Surpris, celui-ci se retourna instantanément pour constater qu'il n'y avait absolument personne d'autre dans ces toilettes. Foutues visions ! Elles vont me rendre dingue ! Il se dirigea vers le sèche-mains automatique et plaça ses paumes faces contre terre, sous l'appareil. Lorsqu'il les retourna, le souffle invisible qui venait lui caresser le creux de ses mains se transforma en une fumée blanche et dense. Très vite, Morgan ne vit plus rien. Il était entouré de part et d'autre par une brume épaisse et cela lui était égal. Son cerveau était saturé. Il en avait marre de lutter, de tenter de comprendre. Puisque les visions ne voulaient pas s'arrêter, très bien, mais il ne fallait plus compter sur lui. Au loin, une ombre indistincte passa furtivement au moment même où le sol se déroba sous les pieds de Morgan. Le jeune archéologue à la crinière blonde ferma les yeux, résigné. Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu'il constata qu'au lieu de tomber au fond d'un gouffre, il se trouvait au centre de ce qui devait être une clairière. La nuit s'installa alors, et il ne distinguait plus que ces deux petits points blancs qui grossissaient au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient. Une fois aux plus près du jeune homme, celui-ci comprit. Des yeux laiteux, les mêmes que ceux de cette femme… Il fit un pas en avant et s'arrêta, étonné. Il avait réintégré les toilettes et le sèche-mains fonctionnait toujours. Il retira ses mains de sous le séchoir.

 

Le serveur, qui s'était occupé de la table voisine à celle d'Eleanor et Morgan, se tenait maintenant à côté de la jeune femme et prenait note de sa commande. Cette dernière étudiait la carte encore indécise quant au choix des plats qu'elle allait prendre :

« - Si Madame souhaite que je revienne plus tard ? – Proposa l'homme au costume noir et blanc.

- Ce ne sera pas nécessaire. Je prendrai…un filet de sandres sauce Savagnin, avec son assortiment de petits légumes vapeurs.

- Et comme boisson ?

- Je laisserai ce soin à mon compagnon, lorsqu'il sera revenu. En attendant, un pichet d'eau fera l'affaire.

- Très bien, Madame. »

Le garçon de salle se retira, laissant Eleanor à ses méditations. Que pouvait bien faire Morgan ? Il s'était absenté depuis déjà dix minutes. Cette attente la rendait malade et ajoutait de l'eau à son moulin. Il s'était produit quelque chose. Mais quoi ? Elle tourna la tête en direction des toilettes. Toujours aucun signe de lui. Puis, alors qu'elle balayait du regard la salle, elle le vit, près de l'entrée, son portable collé à l'oreille. Mais… A quoi rime tout ce cinéma ?! Il va falloir que tu m'expliques Morgan… Ces non-dits entre nous commencent à me peser… Plus que tu ne l'imagines. Eleanor mit en suspens sa réflexion. Morgan venait de raccrocher. Il semblait vraiment contrarié. Elle l'observa ranger le téléphone dans la poche droite de son pantalon beige et se diriger vers l'accueil. La femme qui travaillait là, lui céda son combiné. Eleanor se demanda ce qui pouvait être si important, pour qu'il tienne tout à coup tant à ce coup de fil. Une pensée terrifiante traversa alors son esprit déjà bien encombré. Et… si il avait reconnu quelqu'un   ? Si les personnes responsables de l'assassinat d'Ira se trouvaient, ici, dans ce restaurant ? La jeune femme considéra alors la clientèle du « Royal Eagle » sous un tout nouveau jour. Ce pouvait être n'importe qui. Cet homme peut-être. Ou bien la femme qui venait de se lever de table. Eleanor secoua la tête comme pour ne pas perdre pied. Elle se faisait des idées. Morgan n'aurait jamais insisté pour qu'ils restent, dans le cas contraire. Tu es vraiment ridicule Eleanor ! Te monter la tête comme ça… Ce n'est pas ton genre. La jeune femme essayait de se raisonner tant bien que mal et ne remarqua pas, tout comme le reste des personnes présentes au demeurant, le léger filet vaporeux qui glissait le long de ses pieds, à même le sol. Morgan choisit cet instant pour rejoindre sa compagne :

« - Je suis désolé si je t'ai fait attendre. – Il tira la chaise de sous la table et s'y assit. - Mais… A vrai dire… Je pense qu'il serait préférable que nous rentrions.

- Pardon ?! – Eleanor n'en croyait pas ses oreilles. A quoi jouait-il ? – Il me semble pourtant te l'avoir proposé il y a un peu moins d'un quart d'heure. Et il me semble aussi que tu as insisté pour que nous restions. – Le timbre de sa voix trahissait l'état d'irritation dans lequel elle s'embourbait. C'en était de trop ! – Alors, je n'ai pas l'intention de bouger avant que tu ne m'aies expliqué ce qui se passe ! – Les clients des tables alentours se retournèrent tant elle avait haussé le ton.

- Eleanor… S'il te plait… - Répondit Morgan, embarrassé par les regards posés sur eux. – Il ne se passe rien. Rien du tout.

- Ne me prends pas pour idiote, s'il te plait ! – Il lui était impossible de se contenir. – Que tu ne me dises pas tout pour le moment, d'accord, je comprends. Mais j'en ai assez, assez que tu ne me parles plus ! Quelque chose ne tourne pas rond dans ce restaurant et tu l'as remarqué ! Alors… je t'en prie… dis-moi… - Son regard était devenu implorant, emprunt d'une insoutenable inquiétude.

- Et moi… Je te répète qu'il n'y a aucun problème. »

Morgan avait prononcé ces quelques mots d'une voix calme et posée, comme si effectivement tout allait pour le mieux. Il fallait qu'il mette fin aux doutes d'Eleanor, au risque de lui mentir. Il n'avait pas besoin d'une « scène de ménage » dans l'état actuel des choses. Son téléphone portable n'émettait plus et le fixe du restaurant n'avait plus de tonalité. Les événements se précisaient. Il sentait la menace se faire de plus en plus présente. D'ici peu, une catastrophe allait s'abattre sur le restaurant. Sa priorité était de quitter cet endroit maudit. Et de faire sortir tous ces gens par la même occasion. Mais comment ? Ils étaient coupés du reste du monde. Il baissa les yeux et s'immobilisa aussi net. Une couche dense et blanchâtre recouvrait totalement ses pieds :

« - Oh merde… Ca commence… - Se dit-il pour lui-même. – Eleanor, lèves-toi, vite !

- Quoi ?! Qu'est-ce qu'il y a encore ? – Excédée, elle ne savait plus sur quel pied danser.

- Tu n'es qu'à voir pas toi même ! – Il lui indiqua le sol.

- Mon dieu !! – L'épais brouillard s'élevait toujours et ce de plus en plus vite. – Mais qu'est-ce que c'est que ça ?!! »

Ce dernier cri alerta tout le monde dans le restaurant. Et dans la seconde qui suivit, des cris de paniques se firent entendre un peu partout. La fumée, compacte, poursuivait sa progression. Elle arrivait à présent à mi-hauteur et il était impossible de voir à travers. Morgan avait attrapé la main d'Eleanor et tous deux avançaient en aveugle dans l'espoir de trouver la sortie. Ils entendaient des personnes affolées courir dans tous les sens et parfois, ils distinguaient même des silhouettes s'agiter sous leurs yeux. Plus le brouillard se renforçait, plus ils avaient du mal à respirer. Ils sentaient leurs poumons se remplir de cette substance gazeuse, au détriment de leur oxygène. Ils partaient à petit feu. Tout doucement. Et ils ne pouvaient rien y faire. Incapable de faire le moindre mouvement supplémentaire tant respirer était devenu un véritable supplice, Eleanor stoppa net. Elle suffoquait. Elle n'avait plus la force d'avancer. Morgan, qui serrait toujours très fort sa main, l'incita à poursuivre en lui tirant le bras :

« - Il faut tenir Eleanor… … … La sortie est… toute proche… … Tiens bon.

- Je… …. arriverai… pas. »

La jeune femme défaillit et Morgan dut la rattraper avant qu'elle s'écroule à terre :

«  Eleanor… »

A bout de force, totalement amorphe, il la déposa sur le carrelage. Ses muscles ne pouvaient en supporter davantage et son cerveau marchait au ralenti. La fumée… Toute cette fumée… L'oxygène lui manquait. Lutter… Je dois lutter… trop dur… pas. Il se laissa tomber sur le dos, les yeux mi-clos. Le brouillard le cernait de toutes parts et il se laissait submerger par cette envie de dormir toujours plus vigoureuse. Ses paupières se fermèrent progressivement, puis il sombra dans le néant. A présent, il ne pensait plus à rien. Tout n'était que paix et tranquillité.

 

Appartement des Oswald

La chambre de Gabriel, contrairement à ce qu'avait imaginé Holly, n'était pas parfaitement impeccable, bien au contraire. Il avait beau être milliardaire, avoir de quoi se payer des tas de domestiques, son antre était semblable à celle de beaucoup d'autres garçons de son âge, du moins, d'après ce qu'elle avait pu constater jusque là, à l'exception peut-être des dimensions démesurées de la pièce. Allongée sur le lit de son ami, elle abandonna son inspection générale pour reporter toute son attention sur son hôte, assis en tailleur sur le linoléum. Il avait ouvert un gros classeur dans lequel se trouvaient tous ses anciens cours et le feuilletait page par page :

« - Je ne sais pas si tu es au courant, – Commença Holly sur un ton légèrement ironique. – mais si cela s'appelle un classeur, c'est qu'il y a une bonne raison. – A présent, elle affichait un sourire moqueur.

- Je ne suis pas ce qu'on peut appeler… un as du rangement.

- Oui, c'est ce que j'avais cru remarquer. – Elle regarda tout autour d'elle. – On aurait pu penser qu'un garçon avec autant de qualités… n'avait aucun défaut. Mais bon, personne n'est parfait.

- Méfies-toi, Holly. Si tu continues comme ça, tu pourrais bien dire au revoir à tes cours particuliers. – Gabe lui avait répondu en la défiant du regard.

- D'accord, pour cette fois-ci, je m'incline. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot.

- Mais, j'y compte bien. – C'était à son tour de sourire. Il tourna une nouvelle page machinalement et y jeta un rapide coup d'œil. – Les libertés individuelles. Ben voilà ! Avec un peu de patiente, on arrive à tout. »

Trois coups donnés à la porte attirèrent l'attention des deux amis :

« Entrez. – Intima Gabe. »

Fergus pénétra dans la chambre, un plateau bien garni entre les mains :

« - Où puis-je le mettre ?

-Ah Fergus ! Vous n'avez qu'à le poser, là, juste à côté de Holly. – Le majordome s'exécuta.

- Veuillez m'excusez, Mademoiselle Jude.

- Oh… ce n'est rien. – La blondinette s'écarta pour lui faire un peu de place.

- Merci, Fergus. – Ajouta Gabe une fois le plateau déposé.

- Oui, c'est très aimable de votre part. – Poursuivit Holly. Elle souleva la cloche de l'une des deux assiettes pour découvrir une tranche de rôti de biche avec sa sauce aux champignons, accompagnée d'une purée de marrons. – Ca a l'air délicieux !

- Merci, Mademoiselle. – Fergus inclina la tête comme à son habitude. – Bon appétit.

- Merci. – Répondirent les deux jeunes gens. »

Le distingué domestique au crâne rasé prit alors congé, en inclinant une nouvelle fois la tête. Gabe se leva et fit glisser le plateau de telle façon qu'il pût s'installer face à Holly. Une légère démangeaison à la tempe droite l'obligea à se gratter le front :

« - Aïe ! – Il passa un doigt sur le pansement qui se trouvait justement là. – Mais quel idiot ! J'avais complètement oublié cette saloperie de suture ! – Holly reposa les couverts dont elle venait juste de se saisir.

- C'est douloureux ?

- Non, penses-tu ? Arraches toi la peau avec un ongle… - Le visage d'Holly s'orna d'une horrible grimace. – Ouais, ça fait un peu près le même effet.

- Tu as tout de même eu beaucoup de chance. Tu aurais pu y rester.

- Ouais… et dire que ça c'est passé il y a deux jours à peine.

- Moi, ce que j'aimerais savoir, c'est… Comment tu as su ? Comment as-tu découvert le poteau rose ? La police avait conclu à un accident et toi… toi, un simple étudiant, tu as tout de suite su ! Comment ?! – Gabriel baissa la tête, le regard posé sur ses couvertures.

- Oh, tu sais… C'est un peu de hasard… et beaucoup de chance. – Est-ce qu'on peut vraiment appeler ça de la chance ? Après tout, ce sont les voix qui m'ont guidé. Moi, je n'ai rien fait de particulier…

- Tu ne me feras pas avaler ça ! Tu as su qu'il s'agissait d'un incendie criminel, dès le moment où tu es passé près de cette porte… - Elle avait formulé cette phrase comme si elle espérait une réponse.

- Et comment aurais-je pu le savoir ? – Merde ! Comment a-t-elle compris aussi vite ?!

- Toi seul peux le dire.

- Tu trouves pas ça un peu trop tiré par les cheveux ? – Gabe essayait tant bien que mal de la faire lâcher prise. – Enfin, je ne suis pas médium, moi ! Je ne lis pas dans les boules de cristal ou dans le mare de café ! – Le jeune garçon se félicitait de cette heureuse trouvaille. – Et puis, je viens seulement d'arriver… Je ne savais absolument rien de cette histoire. D'ailleurs, c'est toi qui me l'as rapportée, tu te rappelles ?

- Oui… C'est vrai… je me suis peut-être emportée un peu vite. – Elle reprit ses couverts et coupa un morceau de viande. - N'empêche, je saurai le fin mot de cette histoire... – Se dit-elle tout bas.

- Quoi ?

- Oh rien ! Je pensais tout haut, c'est tout.

- Et c'est toi qui me trouve dingue… - Gabe secoua la tête. J'ai intérêt à être prudent… Holly est très maligne… Elle pourrait tout découvrir… Il ramassa le classeur qui était resté sur le sol et le mit sur ses genoux. – Et si nous en revenions aux libertés individuelles ?

- Je t'écoute.»

Gabriel porta la fourchette qu'il venait de remplir à sa bouche et ouvrit sa première séance de cours particuliers avec Holly.

 

 

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