Chapitre 4

 

Restaurant «  The Royal Eagle  »

A genoux au centre du passage créé par son réveil, Morgan lâcha le poignet de sa fiancée et posa ses deux mains contre la cloison maléfique. Immobile, concentré, il jeta brusquement sa tête en arrière sous l'effet d'un violent choc. Il se trouvait dans une forêt marécageuse à l'atmosphère lourde, quasi étouffante. Au loin, il pouvait apercevoir des feux follets s'élever entre les arbres. Il les fixa plus intensément, puis fut propulsé soudainement dans une petite clairière, l'endroit même d'où provenaient ces feux mystiques. Il venait de comprendre comment marchait ses visions et cela le rassura malgré la peur qui lui étreignait le cœur. Son attention se porta sur le sol où l'on avait construit un pentagramme de pierre. Sur chacun des sommets des cinq branches, des bougies à flammes vertes avaient été disposées. Au-dessus d'elles, des êtres translucides, aux visages squelettiques se nourrissaient d'une espèce de substance à l'aspect voilé qui provenait de par-delà la forêt. Morgan comprit aussitôt qu'il s'agissait de l'essence de vie de la clientèle du Royal Eagle. Mais ce qui l'inquiéta par-dessus tout, c'était que plus ces spectres absorbaient de cette substance, plus leurs corps reprenaient forme humaine. Et, ils ressemblaient plus qu'étrangement aux individus dont il avait rêvé. Soudain, le jeune docteur en archéologie fut happé vers le centre du cercle et des mots de feu, vraisemblablement une incantation magique écrite dans le patois local, s'inscrivirent dans les airs : En Ka krié'w ougou badagri, Couté priè‘w en mwen. En ka mandé w possédé ta la ké en ka designé'w là pou i pé sa tremblé douvant grandeur aw¹. L'image du restaurant remplit de cadavres pétrifiés d'horreur se dessina sous ses yeux pour s'effacer aussi vite. Une nouvelle formule se matérialisa. Les lettres qui la composaient se mirent à tournoyer et à tournoyer avant de se réorganiser en une version traduite du sortilège. Le jeune homme savait comment faire pour empêcher le massacre. Il sortit de sa transe et se précipita hors de l'établissement maudit. Il devait s'activer car il ne disposait que de très peu de temps avant qu'il ne fut trop tard. Une fois dehors, il se dirigea vers la forêt qui se trouvait derrière l'établissement et fonça en direction de la clairière. Etrangement, il savait parfaitement par où passer pour l'atteindre et comment s'y prendre pour réciter l'incantation. Mais ses pensées allaient surtout à Eleanor. Il y avait tellement de choses qu'il ne lui avait pas dites. Elle ne pouvait pas mourir sans savoir. Jamais il ne surmonterait la vie sans elle. Arrivé à proximité de la clairière, il perçut la voix criarde d'une femme qui psalmodiait. Afin de ne pas se faire remarquer, il se rapprocha à petits pas de l'enclos et écarta les quelques branches qui l'empêchaient de voir ce qui se passait. Il fut stupéfait de découvrir que la femme à l'origine de l'envoûtement n'était autre que celle qu'il avait aperçu dans les toilettes pour hommes quelques heures plus tôt. Mais, il ne devait pas se laisser distraire. Bon… pour que le charme fonctionne, il faut que je me place au centre du pentagramme, en face de cette… sorcière… ou quoi qu'elle soit. Il prit une grande inspiration. Ok, c'est parti. Morgan se redressa et sortit de l'ombre en adoptant une démarche aussi assurée que possible :

« - Belle soirée, vous ne trouvez pas ? – Les yeux laiteux de la femme reprirent leur couleur originelle et se posèrent sur l'intrus, interrompant le processus de matérialisation des esprits.

- Qui vous a permis ! Vous allez regretter d'avoir pénétré ce lieu sacré… – La sorcière affichait une expression menaçante.

- Lieu sacré ? – Répondit Morgan l'air innocent. – Je ne voulais pas… déranger quoi que ce soit. Je suis désolé. – Tout en parlant, il se rapprochait du pentagramme. – Je faisais juste… un petit tour.

- Je vais te faire ravaler ce sourire goguenot… - Les yeux de la prêtresse vaudou se peignirent soudainement de blanc et elle commença à marmonner des paroles incompréhensibles. – Esprit en ba la tè, couté mwen, que la tè chayé-y, etre insignifiant et impur². – Morgan se tenait à présent face à elle, à l'autre bout du cercle magique. Maintenant !

-  Que ce mauvais sort soit banni. – Le jeune homme sentit ses pieds s'enfoncer dans la terre, mais ne céda pas à la panique. Tous ces gens ne s'en sortiront pas sans moi. Alors ne crois pas que je vais abandonner comme ça vieille bique. – Que ce cauchemar s'achève. – C'était au tour de ses jambes de s'embourber, puis de sa taille, mais il poursuivait inlassablement. – Que ce malin pouvoir s'en retourne à sa source noire. – Les esprits flottaient, toujours immobiles, au-dessus du pentagramme. Non ! Je n'échouerai pas ! – Que ce malin pouvoir s'en retourne à sa source noire ! Que ce malin pouvoir s'en retourne à sa source noire ! ! – Les longs filets dorés qui se déversaient sur les fantômes vaudoux se désagrégèrent sous le regard horrifié de la sorcière tandis que le corps de Morgan, dont on apercevait plus que la tête, remontait petit à petit.

-  Nonnn ! ! ! – Cria la femme à la peau noire lorsque ces ancêtres explosèrent en millions de particules relâchant les effluves de vie qu'elle avait arrachés à leurs propriétaires. – Pour qui te prends-tu ! – Rugit-elle le visage décomposé par la haine et reportant son attention sur Morgan dont les jambes étaient encore coincées dans le sol vaseux. – Ca m'a pris des années à tout mettre au point ! Et toi ! ! Toi ! Un sale merdeux insignifiant ! Tu as tout détruit ! ! ! – Ses yeux virèrent au noir. Morgan se rendit compte de la situation dans laquelle il se trouvait et tenta de fuir. Malheureusement, son pied droit étant toujours coincé dans la terre, il tomba sur le ventre. – Tu es à moi ! – Morgan poussa le sol avec ses mains et agita la jambe afin qu'il puisse la dégager. Il jeta un œil à la sorcière qui était entrée dans une espèce de transe. Il déglutit difficilement. Il ne pouvait pas finir comme ça après tant d'efforts. C'est alors que ces mots lui échappèrent :

-  Allez-y ! Tuez-moi ! Mais au final, c'est moi qui aurai gagné. Qui a sauvé tous ces innocents ?… - Pourquoi, diable, venait-il de l'ouvrir ? Il ne le savait pas lui-même. Mais le résultat était qu'il la fixait bien droit dans les yeux, un sourire de satisfaction au coin des lèvres et qu'elle venait de faire un pas en arrière, l'air hagard.

-  Tu… Tu es… Non, c'est impossible ! »

Le bruit de sirènes lointaines la fit sursauter. Elle regarda une dernière fois Morgan, lui adressa un regard furtif et disparut au milieu de flammes vertes. Le pied emprisonné du jeune homme se libéra par enchantement. Il se releva et se contenta de fixer l'endroit où la sorcière se tenait peu de temps avant.

 

Des ambulances et des voitures de police avaient envahi le parking du Royal Eagle. Ici et là, des agents récoltaient les témoignages des personnes qui étaient en état de leur répondre tandis que les secouristes s'occupaient de sortir les dernières victimes du restaurant, en auscultaient d'autres ou choisissaient d'en envoyer à l'hôpital. Assis sur un brancard, Morgan répondait aux questions de l'ambulancier qui lui prenait sa tension :

« - Pas de nausées ? Pas de maux de tête ?

-  Non, non.

-  Vous avez des difficultés à respirer ? A vous tenir debout ?

-  Je me sens juste… fatigué.

-  Bien, je ne vois aucune raison de vous retenir. Toutefois, si dans les prochaines 48 heures vous veniez à ressentir l'un ou l'autre des ces symptômes, même anodins, vous devrez impérativement vous présenter à l'hôpital le plus proche.

-  Très bien. Merci.

-  Je ne fais que mon travail. Maintenant, excusez-moi, mais j'ai d'autres personnes à voir. »

Le secouriste s'éloigna et Morgan, resté seul, partit à la recherche d'Eleanor. Un brancard que deux urgentistes chargeaient dans leur ambulance attira son attention :

« - Attendez ! S'il vous plaît, attendez ! – Appela le jeune archéologue qui accourait. Ils se retournèrent. – S'il vous plaît, il s'agit de mon amie. Comment va-t-elle ? – Demanda-t-il d'un ton inquiet.

-  Elle est à demi-consciente, ses constantes sont faibles, mais régulières et elle éprouve certaines difficultés à respirer. Sa vie n'est pas menacée, mais nous préférons la garder en observation pour un ou deux jours, histoire de nous assurer que tout va bien.

-  Est-ce que je peux lui parler ?

-  Faites vite.

-  Merci. »

Morgan grimpa dans le véhicule, s'installa sur la banquette et prit affectueusement la main d'Eleanor entre les siennes. Celle-ci ouvrit les yeux et esquissa un faible sourire derrière son masque à oxygène :

« - Hey… Comment va ma belle au bois dormant ? – Lui dit-il tendrement.

-  Tu n'as rien ?… - Murmura-t-elle après avoir retiré son masque.

- Chhuu, il ne faut pas t'épuiser. – Il passa une main délicate sur son visage.

-  Que… - Elle remit le masque quelques instants pour prendre un peu d'oxygène. – S'est-il passé ?…

-  Une fuite de gaz. Je ne sais rien de plus pour l'instant.

-  J'ai fais… un horrible cauchemar… Ils ne m'avaient… jamais remontée… J'étais toujours coincée… dans le tombeau de Menkaouroh… Je ne… pouvais plus respirer. Il… faisait noir et… j'étais seule.

-  Chhhhhhhhhh. Ce n'était qu'un mauvais rêve. – Il lui baisa la main. – Tu t'en es sortie. Et maintenant, tu es ici, avec moi et bien en vie. – Les yeux de Morgan étaient au bord des larmes tant son émotion était forte. - J'en mourrais si je devais te perdre. Je t'aime.

-  Je le sais… Je le sais… Parce que tu étais… là. Auprès de moi… pendant tout le temps où j'étais perdue. Tu m'as donné la force … de me battre. – Pour toute réponse, il se contenta de lui sourire.

-  Il faut que tu te reposes. On reparlera de ça demain. Dors maintenant. Je veux juste que tu fermes les yeux et que tu dormes. »

Il lui remit le masque à oxygène sur le nez et l'embrassa sur le front. Puis, il abandonna sa main après avoir caressé une dernière fois son visage et descendit de l'ambulance. Le secouriste qui était resté à proximité prit la place de Morgan et referma les portes derrière lui. Les quelques secondes qui suivirent, le véhicule démarra et le jeune homme le regarda disparaître dans le lointain.

 

Maison bourgeoise – Quartier résidentiel non identifié

Une petite fille noire qui portait une salopette de velours rose et qui était affublée de jolies couettes, courait à quatre pattes dans son parc après le ballon qu'elle venait de jeter. Assise dans le fauteuil qui se trouvait en face d'elle, sa mère reprisait le pantalon de son grand frère, planté au milieu du salon en slip et socquettes. De temps à autres, elle levait la tête de son ouvrage pour jeter un coup d'œil sur la fillette. Tyler Abrahams entra alors dans le salon et vint embrasser son épouse sur le front :

« - Qui était-ce ? – Interrogea-t-elle.

- Le boulot. Je m'envole ce soir pour les USA.

- Mais, papa… - Fit le petit garçon avec une moue. – Tu viens juste de rentrer…

- Je sais. – Il attrapa l'enfant dans ses bras. – Et je sais aussi que je peux compter sur toi pour t'occuper de la maison pendant mon absence. Tu as fait du très bon travail la dernière fois.

- Ouais. Chuis grand maintenant. – Répondit fièrement le petit.

- Exact. – Il reposa son fils à terre. – C'est pourquoi je voudrais que tu ailles aider ta sœur. Regardes, son bilboquet est passé à travers les barreaux. – Le garçonnet ne se fit pas prier.

- Alors ? – Intervint Madame Abrahams. – Tu pars pour combien de temps cette fois-ci ?

- Je n'en ai pas la moindre idée.

- Tyler. Les enfants ont besoin de toi. Et moi aussi. Quand auras-tu cette promotion ?

- Après cette dernière affaire.

- Tu es sûr ?

- Fais-moi confiance, Paula. Plus qu'une seule mission et après, on aura tout ce dont on a toujours rêvé.

- Alors qu'attends-tu ? Plus vite cette affaire sera réglée, plus vite tu nous reviendras.

- Je t'aime toi. – Dit-il dans un sourire. »

Abrahams se pencha pour lui baiser les lèvres et en retour Paula lui donna une tape sur les fesses. Il lui lança un regard mi indigné, mi amusé, et quitta le salon. A nous trois Messieurs Oswald. Cette fois-ci, vous ne m'échapperez pas.

--------------------------------------------------

Voici la traduction des incantations vaudoux de ce chapitre :

1. J'invoque les esprits du mal afin qu'ils envahissent la demeure des profanateurs et qu'il y sèment les tourments de l'effroi. Ainsi soit-il.

2. Esprits de la terre, entendez-moi, que le sol engloutisse cet indésirable.

 

<<< <<< Retour Episodes