Chapitre 1

 

Belle Rive Motel – Houma, Louisiane

L'écran d'un poste de télévision resté allumé émettait une lueur bleutée diffuse à travers une chambre d'hôtel à l'aspect miteux. Les murs y étaient gris et crasseux et le mobilier presque inexistant. Une simple commode, qui devait servir également de table de chevet, reposait à droite d'un lit d'une personne en piteux état. La petite porte qui se trouvait derrière le téléviseur s'ouvrit sur une jeune fille aux longs cheveux noirs et retenus par un élastique. Elle portait un large sweat-shirt blanc, bien trop grand pour elle, qui lui arrivait au niveau des genoux ainsi qu'une paire de chaussettes qui devaient être, à l'origine, elles aussi blanches. La brunette se dirigea vers le lit et s'y affala. Elle attrapa le gros paquet de chips qui traînait sur la commode et en extirpa une grosse poignée qu'elle fourra directement à sa bouche. En temps normal, ce n'était pas le genre de nourriture qu'elle ingurgitait, mais voilà, elle mourrait de faim, et ce n'était pas avec les quelques sous qu'elle gagnait qu'elle pouvait se permettre de rechigner. Sa vie était minable. Elle-même se sentait minable. Jusqu'ici elle n'était parvenue à rien de bon. Elle avait juste contribué à envenimer la situation et maintenant, elle récoltait tout simplement ce qu'elle avait semé. Son père l'avait prévenu, ses frères aussi, mais elle n'avait pas voulu les écouter. Elle, Juvenka Kovalevski, ne valait tout bonnement rien. Ses yeux s'arrêtèrent soudain sur l'écran de la télévision. Et elle s'empara aussitôt de la télécommande afin d'augmenter le volume :

Nous interrompons le cours normal de nos programmes pour vous faire part d'un terrible drame. Nous apprenons à l'instant que le navire de croisière Le Louisiana a sombré au large des côtes du golfe une demi-heure après avoir quitté le port de la petite ville de Lawson. A l'heure actuelle, nous ignorons encore le nombre de victimes et les raisons de ce naufrage, mais force est de constater qu'il s'agit du cinquième incident de ce genre qui se produit dans la mer du golfe depuis le début de ce mois. Pour…

Janna éteignit le poste et se leva d'un bond. Il ne pouvait s'agir d'une coïncidence. Cela ne ressemblait que trop à leur façon d'agir. Ils recommençaient. Mais cette fois-ci, il était hors de question qu'elle les laisse faire. Après tout, c'était en partie de leur faute qu'elle se retrouvait dans cette situation. Il était temps de réagir.

 

Centre ville – Lawson

La lumière blafarde d'un réverbère se refléta dans la chevelure blonde de Holly alors qu'elle et Gabe passaient juste au-dessous. Les deux jeunes gens marchaient d'un pas alerte parce qu'il ne leur restait plus qu'une quinzaine de minutes avant la fermeture de la librairie dans laquelle ils désiraient se rendre. L'un comme l'autre parlaient avec entrain et riaient gaiement :

« - Non, mais quel idiot ! – Holly donna une petite tape sur la tête de Gabe.

-  Mais, aïïïeu !

- Pauvre p'tite chose va… - Poursuivit la jeune fille tandis que son ami faisait mine de se masser l'arrière du crâne.

-  Oui, parfaitement !

-  Ce qu'il ne faut pas entendre... – Elle avait roulé les yeux tout en disant cela.

-  Non, mais sérieusement. C'est vrai qu'elle l'a mérité. Cette fille est une garce en puissance !

-  Ce n'est rien à côté de son… « Apollon tout en muscle ». Beurk ! – Le visage de Gabe devint soudainement plus grave.

-  Il t'a fait quelque chose ?

-  Voilà, c'est là ! – Lança la jeune fille en indiquant du doigt une petite ruelle sombre. – Enfin, dans cette rue. »

Ils traversèrent la chaussée pavée dans la pure tradition française, croisant par la même un couple de retardataires qui sortait d'une boutique, et s'engagèrent dans la petite artère. La Librairie Samedi se trouvait tout au fond du cul-de-sac. C'était une petite librairie typique du début du siècle, avec sa large vitrine aux carreaux peu ragoûtants, son enseigne peinte à la main et sa vieille porte à sonnette. Les deux jeunes gens s'apprêtaient à pénétrer dans cette antre lugubre, quand la sonnerie d'un téléphone retentit. Gabe sortit son portable de la poche de son veston, en s'excusant auprès de Holly :

« C'est Gabe, j'écoute ? … … … … … Tout de suite ? ! … … … … … D'accord, j'arrive. »

Il raccrocha aussitôt et se tourna vers son amie :

« - Faut que je file. Un problème à la maison.

-  Et c'est grave ?

-  Non, rien d'alarmant.

-  Mais, il faut que tu y ailles quand même… Je n'y crois pas ! – Gabe lui jeta un œil interrogateur. – Tu m'as supplié de te conduire ici et après un coup fil qui n'a rien d'alarmant, tu te dérobes ? !

-  La famille… - Répondit tout simplement le jeune étudiant. – Désolé. »

Et il partit aussitôt à grandes enjambées dans l'autre direction, abandonnant une Holly pantoise.

 

Bords du Mississippi

Le premier quartier de lune se reflétait à la surface du fleuve. Les yeux rivés sur ces eaux parfaitement limpides, Eleanor ruminait. Le pic de la colère passé, elle n'avait cessé de s'interroger sur l'avenir de sa relation avec Morgan et en revenait toujours au même point. Quelque chose s'était brisé en Morgan, une chose qu'elle ne parvenait pas à identifier. Or, comment pouvait-elle panser une blessure dont elle ignorait tout, dont il refusait de lui parler en la tenant obstinément à l'écart ? Elle n'était pas ce genre de cruche qui restait là à attendre que les choses s'arrangent d'elles-mêmes. Cela revenait à se voiler la face. Non, elle ne pouvait pas. L'amour ne suffisait pas. Une main se posa sur son épaule, la tirant de sa méditation. Elle leva la tête et émit un faible sourire en découvrant qu'il s'agissait de Garret :

« - Comment m'as-tu retrouvée ?

- Si ma mémoire ne me fait pas défaut, – Il s'installa sur le banc, juste à côté de la jeune femme. – tu as toujours aimé broyer du noir à proximité d'une étendue d'eau…

- C'est le genre de chose qui ne t'échappe pas, hein ? – Le jeune homme haussa les épaules.

- Déformation professionnelle. Je n'y peux rien. – Il marqua une courte pause. – T'as pas soif ?

- Hein ?

- Ben ouais, j'irais bien prendre un verre. Pas toi ? – Eleanor dévisagea son ami. Il avait, décidément, une façon bien à lui de remonter le moral.

- Pourquoi pas. – Répondit-elle simplement. »

 

Appartement des Oswald

« C'est moi !  - Cria Gabriel en entrant dans l'appartement. – Morgan ?! »

Comme personne ne se manifesta, le jeune homme partit jeter un œil à la cuisine. A peine venait-il d'en ouvrir les portes que son frère sortit de sa chambre. Il tenait à la main son blouson de cuir noir fétiche dont il commença à se vêtir :

« - Bon, tu te dépêches !

- Quoi ?! – Gabe avait du mal à suivre.

- Allez ! On y va ! – Morgan avait déjà pris du large.

- Mais où ?! – Demanda son jeune frère en lui emboîtant le pas.

- Au port ! – Répondit Morgan en franchissant le seuil d'entrée.

- Au port… Ben oui, suis-je bête ! C'était tellement évident…»

Sur cette remarque pleine d'ironie, le jeune étudiant passa le palier et referma la porte derrière lui.

 

Club « The Red River »

Les talons hauts d'Eleanor martelaient les planches de bois polis et peints en blancs de ce qui ressemblait à un large ponton. Après quelques mètres, la jeune femme s'immobilisa devant les marches d'un immense bateau à aubes, réplique exacte de ces navires typiques qui arpentaient le Mississippi depuis près de deux siècles. Il était magnifique avec sa gigantesque roue, ses encadrements, ses colonnes et sa cheminée, tous de couleur rouge vermeille qui contrastait avec le blanc immaculé du reste de l'ensemble. Jamais elle n'aurait pu imaginer qu'on puisse faire d'une telle embarcation, comme de toute autre d'ailleurs, une boîte branchée. Et pourtant, le résultat était là. C'était pittoresque et parfaitement dépaysant :

« - Eleanor ? – L'interpella Garret qui avait déjà embarqué à bord du « Red River ». – Tu vas finir par prendre racine.

- J'arrive ! »

Elle rejoignit son ami et tous deux pénétrèrent dans le « ventre de la bête ». Il y avait trois étages que quatre grands escaliers en colimaçon, situés respectivement à gauche, à droite, à l'avant et à l'arrière de la salle principale, permettaient de rejoindre. Rectangulaire, celle-ci comprenait une vaste piste de danse centrale déjà pleine à craquer, d'un bar en forme de huit dont les serveurs accédaient à l'arrière-salle, située en réalité dans la cale du bateau, par une trappe située au centre de l'îlot, d'un assortiment de tables disséminés ici et là et d'une grande scène de spectacle dont les rideaux étaient clos. Les deux jeunes gens se dirigèrent vers le comptoir où ils décidèrent de s'installer. Là, Garret héla un barman et passa commande d'un sea breeze pour lui et d'une simple vodka frappée pour son amie. Eleanor semblait perdue dans ses pensées quand il reporta son attention sur elle :

« - Allez, vides ton sac.

- Que je vide mon sac ?! Je ne sais même pas par où commencer… Je suis… extrêmement déçue.

- C'est un début.

- C'est tout ce que ça te fait toi qu'il nous ait menti ?

- Et bien… Je comprends ses motifs. Je ne dis pas par là que ça… l'excuse de tout. Mais je conçois que découvrir qu'on est pas vraiment humain, qu'il existe d'autres dimensions peuplées de créatures que je ne n'ose même pas imaginer, que les vampires, loups-garous et autres démons circulent librement parmi nous… Tout ça, ajouté à Pandora, à sa mère, à son père… Ben, ça ne doit pas être facile à gérer. Alors, en parler aux autres…

- Je ne dis pas le contraire ! Mais quand il a vu que je me posais des questions, il aurait dû me le dire au lieu de me mentir et de me laisser m'embourber. Parce que je t'assure, dans l'histoire il m'a prise pour une idiote ! Et de la part d'une personne qui dit m'aimer, j'ai ressenti plutôt l'inverse !

- L'abcès est crevé maintenant. Donc, soit les choses vont s'arranger, soit elles vont empirer. C'est fifty-fifty. Mais, la seule façon de le savoir, c'est de tenter le coup.

- Ca a l'air si simple dans ta bouche…

- Les choses ne sont compliquées que parce que nous les compliquons.

- En clair, tu me dis qu'il faut que je lui accorde une autre chance ?

- Non, pas du tout. Je te propose de te poser les bonnes questions. Pour le moment, tu ne vois que le côté négatif de tout ça. Moi, je voudrais que tu t'intéresses à l'ensemble…

- Un sea breeze pour monsieur et une vodka pour madame. – Interrompit le barman en déposant les consommations devant les jeunes gens.

- Merci. – Répondit Garret en tendant un gros billet au serveur. – Où j'en étais moi… Ah oui ! Tiens, regardes autour de toi. – Eleanor se retourna et fit un rapide tour d'horizon. – Maintenant que tu sais, qu'est-ce que tu vois ?

- Des gens qui passent une bonne soirée ? – Garret fit une moue à sa réponse.

- Je te parle sérieusement. Regardes-les bien. »

La jeune femme étudia alors le petit peuple qui l'entourait avec plus d'attention. Trois tables plus loin, en allant vers la gauche, une barmaid servait deux verres remplis d'une substance épaisse et verdâtre à deux personnages à la peau particulièrement blanche, comme si elle n'avait pas de coloration. A leur droite, sur la piste de danse, elle remarqua un couple qui, au premier abord, semblait danser langoureusement. Mais en réalité, après une observation plus approfondie, elle se rendit compte que la femme qui avait la tête posée sur l'épaule de son compagnon, avait ses dents plantées dans la jugulaire de l'homme qui continuait de danser mécaniquement, le regard complètement vide. Elle se tourna vers Garret qui hocha de la tête :

« - Il faut faire quelque chose ! – Lança-t-elle, choquée par ce qu'elle venait de voir et déjà prête à intervenir. – Il faut lui venir en aide…

- Elle ne va pas le tuer. – Répondit calmement Garret en retenant son amie afin qu'elle se réinstalle.

- Tu rigoles ?! Cet homme a l'air complètement lobotomisé !

- Il est en pleine extase. – Eleanor regarda Garret, sidérée par ses propos. – C'est un vampire, comme la fille. Ca fait deux trois fois que je viens et c'est toujours le même rituel entre eux deux. La fille le mord, ça procure au type une sorte de léthargie jouissive, puis il la mord à son tour. Dans la seconde qui suit, la fille frétille comme une chatte en chaleur. Désolé pour l'image… Mais c'est ce qui me semble le plus parlant.

- C'est répugnant ! Brrrrrrrrr. – Répondit la belle archéologue en secouant la tête. – Mais, ils pourraient très bien s'attaquer à des humains, non ?

- Ce n'est pas dans la politique de la maison. Enfin, d'après ce que j'ai pu constater jusqu'ici. D'ailleurs, je n'ai pas encore vu de démons qui n'aient pas l'air d'êtres humains.

- C'est tellement… inimaginable !

- Exactement. C'est pour ça que je t'ai emmené ici. Savoir que ce monde existe, ce n'est pas comme le voir de ses yeux ou de le vivre. Ca fait partie intégrante de l'univers de Morgan à présent. Ca a tout fait basculer.

- Il doit composer avec… - Termina Eleanor d'un air songeur. »

Garret esquissa un sourire presque invisible et avala une gorgée de son sea breeze . Il avait fait de son mieux pour indiquer le chemin à suivre à chacun de ses amis. Maintenant, c'était à eux de jouer. Lui, ne pouvait rien de plus. Une pensée saugrenue lui traversa soudainement l'esprit. Et dire que pour beaucoup il n'était qu'un clown ultra superficiel. Il l'était peut-être bien. A moins qu'il ne jouait ce rôle depuis tellement d'années, qu'il était devenu comme une seconde peau. Mais de toute manière, ça ne lui importait que trop peu. Il avait d'autres chats à fouetter. Ce que les autres pensaient de lui n'entrait pas en compte.

 

Port de Lawson

Le port était pour ainsi dire désert. Mais à en croire sa montre, cela n'avait rien d'étonnant. Il était presque 21h15 et Gabe se demandait bien ce qu'il faisait ici, avec son frère, à errer sur des quais désespérément vides, alors qu'il aurait été plus logique d'attendre le lendemain. Malheureusement pour lui, Morgan ne s'était pas montré particulièrement bavard pendant le trajet et il avait cette expression qui ne disait rien de bon. Alors, il avait préféré attendre que ce dernier daigne enfin lui expliquer les raisons de cette petite balade nocturne extrêmement ennuyeuse. Vraiment, il avait du mal à le suivre depuis ces derniers temps et il devait admettre que sa curiosité était piquée à vif. Sans crier gare, Morgan stoppa à proximité d'un entrepôt et face à une zone d'embarquement :

« - Je pense que cet endroit fera l'affaire. Ok. Fais ton truc.

- Mon truc ?! Je te signale et de un, que je ne le maîtrise pas mais alors pas du tout, et de deux, pourquoi ?? Je veux dire… Ce bateau a déjà coulé ! On ne peut rien y changer et tu me traînes ici en espérant que je ressente quelque chose qui pourrait très bien n'avoir aucun rapport avec ce naufrage ! Alors que si on revenait demain, on aurait des gens à interroger, plus de chances d'avancer et d'éviter une sixième catastrophe !

- Je… Oh pis arrêtes ces jérémiades !! Si tu ne veux pas m'aider, je ne te retiens pas ! En tout cas, moi, je ne partirai pas d'ici avant d'avoir trouvé le moindre indice ! – Gabe fixa un instant son aîné, il n'était vraiment pas dans son état normal. Le laisser seul, en cet instant, lui apparaissait comme une très mauvaise idée.

- Je veux t'aider. Mais je ne te garantis rien…

- Alors c'est moi qui vais t'aider. Enfin… si tu veux bien… – Morgan était suspendu aux lèvres de son petit frère qui, finalement, lui fit signe qu'il était prêt à tenter le coup. – Très bien… Fermes les yeux et respires calmement. Essaies de faire le vide dans ta tête… »

Tout son être focalisé sur les paroles que Morgan prenait soin de dicter avec clarté, la respiration de plus en plus lente, régulière, Gabe pouvait ressentir chacune des contractions que produisaient les palpitations de son coeur. C'était irréel. Il se sentait glisser, au fil des secondes, vers une douce léthargie où tout n'était que béatitude.

« Respires cet air salé venu du large… Sens la caresse de cette brise marine sur ton visage … Ecoutes les clapotis de l'eau qui baigne le port… Imprègnes toi de l'endroit… »

Gabe ne percevait presque plus la voix de son frère qui semblait être à mille lieux de lui. Et pourtant, ses paroles résonnaient clairement dans sa tête. Il se sentait en parfaite osmose avec l'environnement alentours. Il exaltait même. C'était comme si il venait de quitter son corps et qu'il flottait juste à ses côtés. Ses sens étaient comme magnifiés, plus rien ne lui échappait. Tout lui était simplement devenu plus réel, plus vrai.

Sabotage.

Le jeune étudiant ouvrit les yeux et se tourna vers son aîné. Dès que Morgan croisa son regard dont le bleu s'était intensifié, il comprit aussitôt que ces naufrages n'avaient rien d'accidentels.

 

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